Documentation
Thomas-Bernard Kenniff
Professeur à l’École de design de l’UQAM
« Qu’entendons-nous en effet par documents, sinon une « trace », c’est-à-dire la marque perceptible aux sens qu’a laissée un phénomène en lui-même impossible à saisir? »[1]
De l’obsession
La documentation relève de l’obsession : l’obsession pour un sujet dans tous ses détails et par une répétition métronomique : point par point, ligne par ligne, photo par photo, artefact par artefact, étiquette par étiquette, note par note, minute par minute, heure par heure, jour après jour, année après année… jusqu’à l’épuisement du sujet et/ou l’épuisement de soi-même. La tâche documentaire révèle une obsession pour la filature ; suivre les traces laissées par le sujet afin de le reconstituer et de le rendre sensible, ainsi qu’une obsession pour l’inscription, ou laisser de nouvelles traces qui façonnent notre manière de voir et de composer la réalité. Cette double trajectoire devrait nous intéresser lorsque nous considérons le lien entre documentation, ville et conception, car elle crée un parallèle au lien entre dessin d’observation et design, ou, autrement dit, entre inventaire et invention.
Deux trajectoires
La tâche obsessionnelle documentaire se développe donc sur deux trajectoires interreliées. La première poursuit la révélation. Elle cherche à rendre sensible ce qui ne l’est pas, ou l’est avec effort, à diriger le regard vers l’inconnu en passant par l’observable : les « marques perceptibles » de Marc Bloch. L’action est dirigée vers une réalité existante à mettre en commun : le désir de connaître et faire connaître, de comprendre et faire comprendre, d’expliquer et d’enseigner, tout en établissant les preuves, par l’action documentaire, de ce qui devient les bases du savoir. Le Livre des passages de Walter Benjamin peut servir de modèle au basculement de la révélation vers l’inscription. L’œuvre, dans sa présentation posthume, trace un mouvement partant de la documentation révélatrice vers la documentation en tant que position critique.[2] Les notes documentaires de Benjamin sont les témoins d’une époque et d’un lieu, Paris du XIXe siècle, sur lesquels ils agissent mais aussi par lesquels nous reconstituons la ville elle-même. La forme du projet amène à réfléchir sur l’instrument documentaire et son rôle dans l’invention de la ville. Documenter revient ainsi à rendre compte de la capacité d’action de toutes choses sur notre environnement et à agencer celles-ci de nouveau. Si la première trajectoire documentaire poursuivait la révélation d’un terrain, la seconde projette les nouvelles formes de ce terrain. La documentation est alors propositionnelle, dirigée vers une réalité souhaitée, transformée ou potentielle. Elle devient conception, action par laquelle le désir de transformation du sujet observé est pleinement assumé. C’est par cette deuxième trajectoire que le sens politique de la documentation se dévoile. Car, tout comme les associations de Bruno Latour, suivre les traces documentaires ne suffit pas, celles-ci « doivent aussi être composées afin de dessiner un monde commun »[3].
Faire inventaire et inventer
En suivant ces deux trajectoires, documenter est à la fois un pas vers une « rectification de la mémoire commune »[4] et la proposition d’un sens et d’un monde communs renouvelés. Voir ces deux trajectoires comme indissociables définit la documentation de la ville en tant que projet politique et, plus à propos, en tant que projet de design.
[1] Marc Bloch, Apologie pour l’histoire ou Métier d’historien, Paris : Armand Colin, 1974, p. 56.
[2] Voir à cet égard la critique de Susan Buck-Morss, The Dialectics of Seeing: Walter Benjamin and the Arcades Project, Cambridge, MA: MIT Press, 1989.
[3] Bruno Latour, Changer de société - Refaire de la sociologie, Paris : La Découverte, 2007, p. 374.
[4] Paul Ricoeur, Le temps raconté, Temps et récit t.3, Paris : Seuil, 1985, p. 175.