Lenteur
Isabelle Miron
Poète, professeure au Département d’études littéraires, UQAM
La lenteur dans le processus de création. On a cette image peut-être mythique du créateur effréné, celui qui « pond » son œuvre ou qui plonge. On oublie trop souvent ce moment de latence, cet état de réceptivité qui préside toute création. Certains s’allongent (Philippe Djan : « Ne dérangez pas l’écrivain étendu sur sa chaise longue : il est en train d’écrire »), d’autres marchent ou courent (Rousseau et ses rêveries, …), d’autres s’assoient et observent. Certains prennent même des années avant d'aboutir à leur œuvre - on pense ici à Belle du seigneur, d'Albert Cohen, cet écrivain suisse qui a mis près de quarante ans à pondre son roman, ce qui paraît anachronique, vu le mode de vie dans lequel nous sommes maintenant plongés. Dans la ville de plus en plus trépidante, stressée et stressante, où tout un chacun n’est de plus en plus préoccupé que de sa destination, il y a pourtant celle qui, offbeat, œuvre à sa création. Celle qui sait que toute création naît du vide et non du plein. Elle marche l’air absent ou au contraire, captivée. Par les lignes du trottoir ou du bâtiment, par le dégradé de gris qui surplombe la rue, peut-être émue devant l’entêtement de cette jeune pousse sortant au printemps du macadam. Lenteur de la création : acte de résistance ou de survie, de dénuement, geste de pauvre qui est, pour le contexte urbain, d’une richesse inouïe : acuité du regard, sensibilité, écoute. Non tant de ce discours intérieur que de ce qui est là offert à nos sens, tout autour. Le bruit des voitures de la ville bien sûr, celui qui recouvre si souvent les autres bruits, celui qui, dans la ruelle, s’assourdit, mais pas seulement : celui de l’oiseau, du ballon frappé du pied de l’un et envoyé à l’autre, les voix et les rires des enfants, tout ce qui texture la ville, son architecture sonore, mouvante et humaine qui vient comme habiller l’autre, la visible immobile qu’absorbe celle qui prend le temps, et qui sait, ou plutôt sent, ce qui jure et ce qui frôle l’harmonie. Dans les lignes droites comme dans les vagues. Et qui, lentement, poursuit son chemin, traversant de bord en bord cette ville qui la traverse de bord en bord. Disponibilité, porosité, apesanteur de la pensée : la lenteur, en même temps, recentre en soi et décentre du brouhaha ambiant.
C'est de ces pas lents que, l'air de rien, se nourrit l'œuvre de la marcheuse. L'air de rien non plus, cette plume prise lors d'une pause pour dessiner les sillons de la ville où tout un chacun s'engouffre sans un regard vers le croquis en devenir. Ça passe et ça s'affaire pendant qu'une petite plume ponctue le temps d'arrêt qu'elle s'est octroyé pour regarder et recréer avec précision les perspectives. Et les lignes s'allongent au gré de sa conscience aussi fine qu'une lame et où aucun mot ne surgit. Car la lenteur, dans le geste du dessin, s'expérimente en dehors du monologue intérieur, toute absorbée qu'elle est dans son œuvre. L’air de rien et pourtant sans celle-ci, pas de création. Étape cruciale.