bureau d'étude de pratiques indisciplinées

Projets

à la recherche d'un idéal

Foro Romano

Lorsque le paysage est apparu en tant que genre pictural au XVIe siècle, on disait de lui qu’il représentait des terrains vagues, des sites inhabités et incultes, intégrant souvent des vues de temples et de riches détails architecturaux. Parce que ces paysages s'écartaient des récits religieux et mythiques, ils conféraient au monde naturel sa propre finalité et à ce titre, représentaient une nouvelle compréhension entre la nature, la culture et l'environnement bâti, cherchant un idéal parmi les espaces laissés à l'abandon.

Rome incarnait alors une figure clé pour construire cet idéal, un exemple à suivre pour arriver à définir ce qui produit à la fois un beau paysage et une bonne ville : dans un entremêlement de ruines et de nature, Rome permettait en effet de réfléchir à la fois sur les conditions d’abandon et celles du renouvellement urbain. Plus particulièrement, le Forum Romain, présentant alors un ensemble de ruines recouvertes de vignes et autres plantes indigènes, et situé à la limite entre la ville habitée et le "disabitato", offrait une formulation de cet idéal : la première forme de ce que nous appelons aujourd'hui "terrain vague" incarnait l'archétype d'un paysage urbain idéal et un point de vue à partir duquel réfléchir sur l'essor, la chute et le renouveau de la ville. D’ailleurs, Poggio Bracciolini le décrivait, en 1448, comme un "désert, une terre en friche, victime de la malice de la fortune"[1], condition dans laquelle il était tombé dès le 8e siècle et dans laquelle il resta pendant près de 800 ans avant de connaître sa première rénovation significative. Il est saisissant de penser que ce qui était autrefois le centre de l'Empire romain, une place publique au sens propre du terme, ait pu être laissé à l'abandon pendant si longtemps, que ses monuments aient été pillés et transformés en carrière. Cette situation étrange, où un paysage qui se définit lui-même est devenu le témoin le plus parlant de l'ascension et de la chute d'un empire, a certainement contribué à attirer les peintres de tous les coins de l'Europe pour peindre le Forum Romain. La convergence du paysage et de la représentation du Forum en décrépitude, désormais à la périphérie de la ville, est une démonstration importante de la collaboration entre ce qui allait devenir notre appréciation d'un bon paysage et le terrain vague, comme deux éléments inséparables.

[1] Bracciolini, Poggio. Les ruines de Rome. De varietate fortunae. Livre 1, (1448), 38.

Foro Romano. Par la force des choses (2020), encre sur papier, 120 x 120cm

sur le site du Forum

Peint par nombre d'artistes qui y sont venus trouver à la fois la désolation de l'Empire et la réalisation du paysage, le Forum Romain a subi, depuis ses premières excavations au 19e siècle, de nombreuses fouilles et reconstructions, si bien qu'il est aujourd'hui un site archéologique prisé des touristes. Mais un regard attentif aux détails permet d'y reconnaître encore sa potentialité à être vague, d’y trouver une résilience qui perdure malgré les touristes et les archéologues. Il faut bien entendu regarder de près, y aller souvent, marcher dans les moindre recoins pour voir apparaître les dernières traces d'un état que l’on pourrait qualifier de moins glorieux et que les archéologues s’efforcent à effacer.

Pour arriver au dessin, il faut d’abord marcher sur le site, de long en large, plusieurs fois, à différents moments du jour, sous différentes conditions climatiques. À force de regarder, les premières esquisses de la composition sont réalisées. D’abord petites, chaque itération est réalisée un peu plus grande, pour éventuellement produire une esquisse à la taille réelle du dessin. Après un transfert de l’esquisse sur le papier choisi s’amorce un long travail de dessin, qui rempliera, au final, chaque centimètre carré de la surface.

 

Aqua Claudia

Il est évidemment difficile aujourd’hui de parler du Forum Romain comme d’un terrain vague. Mais si on le replace dans son histoire, comme le lieu premier et central de l’Empire (le kilomètre zéro y était situé), abandonné pendant près de 800 ans suite à la chute de ce même empire, et revenu de ses cendres, d’une certaine manière, pour redevenir un lieu signifiant au 19e siècle, ne voyons-nous pas là le propre du terrain vague? Partie prenante au développement de la ville, le terrain vague fait partie d’un mouvement dynamique, produit par les transformations économiques et socio-culturelles. Là un jour, révesti le lendemain, il peut être laissé en plan quelques années ou dans le cas ici présent, pendant une très longue période.

Grâce à sa situation privilégiée, son histoire et son croisement avec le développement de représentations dites de paysage, l’argument du Forum Romain en tant qu’archétype du terrain vague peut être posé. Mais il est pertinent de regarder d’autres cas de la Rome antique pour sonder si d’autres aménités publiques pourraient elles aussi nous apprendre quelque chose sur le rôle du terrain vague dans la définition d’un idéal et sur son rôle dans l’établissement de la ville.

La construction des aqueducs romains est légendaire. S’étalant sur plus de 500 km, onze aqueducs approvisionnaient Rome en eau potable. Au-delà des sommes et des travailleurs mobilisés pour leur réalisation, ces ouvrages importants s’imposaient sur la ville existante, nécessitant des ouvertures dans le tissu urbain sitôt refermées par l’assise des arches et laissant, au passage, des terrains résiduels où seules pouvaient s’adosser quelques constructions informelles ou de formes irrégulières. À moins, bien sûr, qu’une construction de plus grande envergure puisse incorporer le mur produit par l’aqueduc dans son enceinte. Par sa proximité au Forum Romain, du moins à la fin de sa course, l’Aqua Claudia se présente comme un cas intéressant. Sa construction débute en 38 sous le règne de Caligula pour être terminée sous le règne de Claude, en 52. Provenant de la vallée de l’Aniene, l’eau est transportée jusqu’à la colline du Palatin, en bordure du Forum Romain, où elle est emmagasinée dans un immense réservoir afin d’abreuver les quartiers les plus élevés de Rome. Depuis la campagne d’où provient sa source, l’aqueduc chemine dans la ville jusqu’à son cœur, traversant la grande campagne jusqu’au confinement le plus serré au rapprochement du Palatin. Si l’aqueduc domine d’un air majestueux la campagne hors la ville, il paraît bien à l’étroit à mesure qu’il progresse, et la nature, qui lui semble un arrière-plan adéquat, s’amenuise à quelques centimètres, produisant, comme dans un effort ultime d’existence, le plus mince des paysages. Aujourd'hui protégé par une simple clôture de métal, l’imposant aqueduc produit, au final, le plus petit des terrains vagues.

Aqua Claudia. Le désintérêt (2020), encre sur papier, 120 x 120cm

au long de l’Aqua Claudia

Une distance d’environ 10km sépare la colline du Palatin et le Grande Raccordo Anulare qui encercle la grande région de Rome. C’est coïncidemment au croisement de l’anneau que l’aqueduc plonge sous le sol et rejoint, pour ainsi dire, le grand paysage. L’investigation s’est donc construite au long de ces 10km, longés, explorés, scrutés une douzaine de fois, à partir d’une extrémité et puis de l’autre. Depuis les morceaux d’aqueduc imposants, jusqu’à ceux qui ne relèvent que de quelques pierres, en passant par ceux qui sont encore aujourd’hui intégrés dans de grandes constructions, des jardins privés, des habitations multi-logements ou de fortune, l’aqueduc montre encore aujourd’hui la coupure et les accidents qu’il a créés, mais aussi les opportunités pour des occupations “autres” de prendre place.

Pour arriver au dessin, il faut d’abord longer l’aqueduc, d’un côté et de l’autre, plusieurs fois, sous différentes conditions climatiques. À force de regarder, les premières esquisses de la composition sont réalisées. D’abord petites, chaque itération est réalisée un peu plus grande, pour éventuellement produire une esquisse à la taille réelle du dessin. Après un transfert de l’esquisse sur le papier choisi s’amorce un long travail de dessin, qui rempliera, au final, chaque centimètre carré de la surface.

 

Monte dei Cocci

Les aqueducs faisaient partie d’un réseau de services publics et étaient installés dans la ville avec le seul souci d’efficacité. Les ports étaient un autre type d’infrastructure qui rendaient l’approvisionnement, cette fois-ci de denrées et de biens, nécessaire. Au milieu du quartier portuaire de l’Emporium, tout juste au sud des murs de la ville, se trouvait un dépotoir, que l’on nomme aujourd’hui la Monte dei Cocci, aux abords du quartier Testaccio. Arrivées par bateaux, des cargaisons d’amphores contenant de l’huile y étaient déchargées. Ces amphores, trop grandes et lourdes pour être transportées jusqu’au centre de la ville, étaient vidées de leur huile dans de plus petits contenants et puisqu’elles ne pouvaient pas être ré-utilisées, étaient cassées en plusieurs morceaux, que l’on empilait soigneusement. La colline lentement constituée et encore visible aujourd’hui est ainsi le produit de l’amoncellement de milliers de tessons d’amphores. Si la colline est restée en place depuis ces 2000 ans, c’est qu’une occupation continue l’a préservée d’une démolition autrement certaine. Tantôt utilisée comme chemin de croix, tantôt comme mire pour des essais de tir de boulets de canon, elle a aussi été le lieu d’habitation pour des gens moins fortunés, un lieu où creuser des tunnels afin de conserver certaines denrées à une température stable, et avec la végétation qui y a poussé malgré son sol nécessairement pauvre, un lieu où garder chèvres et poules. De dépotoir elle est devenue signifiante pour ceux et celles qui l’ont redécouvert à la suite de l’effondrement de l’Empire romain et qui y ont trouvé un terrain vague où s’installer. Aujourd’hui, ce sont les habitations autour, les petits commerces sous, et le parc, difficilement accessible, sur la Monte dei Cocci qui maintiennent sa place, encore informelle, dans la ville.

Monte dei Cocci. L’usage (2021), encre sur papier, 120 x 120cm

sur, sous et autour de la Monte dei Cocci

L’accès au pourtour de la colline se fait sans embuche. Si les habitants regardent d’un oeil soupçonneux les visites fréquentes, n’en reste qu’il est possible de faire le tour de la circonférence d’environ 1km aisément. Les tunnels sont plus difficiles d’accès. Quelques uns sont occupés par des petits commerces, café, garage, alors que d’autres sont dans un état d’abandon, cadenassés. Il faut y être au bon moment pour que quelqu’un y soit et soit dans une assez bonne disposition pour ouvrir la grille. C’est une chance plutôt rare. Pour monter sur la colline, alors là c’est avec l’administration qu’il faut s’armer de patience. Perché vuoi averne accesso? est une question pour laquelle la réponse ne semble jamais suffisante. Et il faut gravir cette colline de 54 mètres avec précaution: il faut se méfier de la végétation qui y pousse car du sol que l’on croirait stable, roulent encore les tessons d’amphores.

Pour arriver au dessin, il faut d’abord gravir la colline, trouver les tunnels et marcher autour plusieurs fois afin d’y voir, en plus des détails et objets divers, les habitants et d’y repérer quelques animaux. À force de regarder, les premières esquisses de la composition sont réalisées. D’abord petites, chaque itération est réalisée un peu plus grande, pour éventuellement produire une esquisse à la taille réelle du dessin. Après un transfert de l’esquisse sur le papier choisi s’amorce un long travail de dessin, qui rempliera, au final, chaque centimètre carré de la surface.

 

Depuis l’idéal vers de nouveaux paysages

 

De ces trois investigations émergent trois possibilités d’apparition du terrain vague:

Forum Romain. Par la force des choses

Une industrie ferme. Un feu brûle. Une dispute entre le propriétaire et la ville ou les citoyen.nes éclate. Un empire tombe. Nombreuses peuvent être les raisons de l’abandon. On n’abandonne pas toujours tout d’un coup. Rarement par plaisir. Mais pas toujours à regret. Dans un cas comme dans l’autre, les bâtiments et structures diverses tombent lentement en désuétude et la nature en profite pour faire ses dommages, diront certain.es, ou pour reprendre sa place, diront les autres. Par la force des choses, le terrain vague pousse.

Aqua Claudia. Le désintérêt

On installe des pylônes. On construit une autoroute. On coupe à blanc des tranches dans la forêt pour la spéculation immobilière. On construit des aqueducs. On se préoccupe beaucoup de ces choses mais très peu des effets collatéraux. C’est simplement parce qu’on ne s’y intéresse pas. Le paysage, c’est pour les villages et les régions. C’est pour les aires protégées. C’est pour les vacances. À travers ce désintérêt se construit pourtant un paysage infrastructurel, un paysage de nécessité. Seulement, ce paysage est par défaut. Et il produit le terrain vague.

Monte dei Cocci. L’usage

Si on pense généralement au terrain vague comme le lieu de l’abandon, qui ne sert à rien, c’est paradoxalement souvent l’usage continue qui le maintient en place. On y installent une habitation. On y fait de l’exercice physique. Un petit commerçant s’installe. Suffit que la faune et la flore prennent de l’envergure. Suffit qu’on reconnaisse une certaine valeur à une qualité particulière. Ce sont les usages qui permettent de maintenir un lieu donné dans sa forme d’entre deux, mi-occupé, mi-abandonné. Peu oseront s’y aventurer. Et pourtant, l’usage persiste et protège le terrain vague.

Si nous savons maintenant ce qui génère le terrain vague et les événements qui mènent à son apparition, quelles en sont les figures? Comment relier tous les terrains vagues dans de simples catégories? Si nous considérons le Forum Romain comme l’archétype du terrain vague, comme la première manifestation reconnue de cette situation urbaine où le processus d’abandon est représenté et discuté, il est possible de penser que dans l’étude du Forum Romain soient révélées toutes les figures du terrain vague. Le dessin réalisé à partir de l’étude de sa situation présente et l’étude de ses représentations anciennes devient ainsi le lieu de tous les terrain vagues, un site à explorer et documenter.

Découpé en morceaux, chaque élément du dessin devient un détail à partir duquel construire un nouveau paysage vague, un wasteland-scape. De ces reconstructions, trois figures émergent : le passage, le champ et le désordre.

 

Depuis les éléments inventoriés dans le dessin, un exercice de composition, depuis le dessin vers la photographie (et non pas l’inverse, comme dans l’investigation initiale), fait voir les figures trouvées. Les images finales ainsi reconstituées laissent croire que ces paysages sont à quelque part dans le Forum, le long de l’aqueduc ou sur la Monte dei Cocci.

 

Le champ

Tout est rasé, toutes les ruines ont été aplanies, tous les objets ont été ramassés. Ne reste plus qu'une étendue, relativement plane, comme si en attente de la prochaine construction. Pendant ce temps, le sol de pauvre qualité soutient difficilement les plantes de petite taille qui poussent malgré le soleil plombant et l'eau qui peine à percer la croûte durcie du sol trop compacté.

Le passage

Pour les habitué.es, le terrain vague est souvent un raccourci, un passage qui, pour les autres, semble sinon risqué, à tout le moins aventureux.ses. Incertain.es de là où le passage mènera, il n'est pas non plus certain qui sera rencontré au passage. Pourtant, ces passages sont souvent l'occasion de découvrir des endroits cachés, des entrées informelles, ou sont même parfois eux-mêmes la destination recherchée.

Le désordre

Parfois tout arrive trop vite et tout reste en place, pêle-mêle, comme si dans une urgence inconnue, tout avait dû être abandonné. Ou alors les bâtiments laissés derrières y sont depuis suffisamment de temps pour qu'ils aient commencé à s'écrouler, sans pourtant qu'on se soucis de la sécurité des visiteurs clandestins. Dans ce grand désordre, mieux vaut regarder où l'on met les pieds.

Foro Romano. Le champ. 2021. Papier photo sur carton. 40X40cm

Aqua Claudia. Le champ. 2021. Papier photo sur carton 40X40cm

Monte dei Cocci. Le champ. 2022. Papier photo sur carton 40X40cm

Foro Romano. Passages. 2021. Papier photo sur carton. 40X40cm

Aqua Claudia. Passages. 2021. Papier photo sur carton. 40X40cm

Monte dei Cocci. Passages. 2022. Papier photo sur carton 40X40cm

Foro Romano. Le désordre. 2021. Papier photo sur carton. 40X40cm

Aqua Claudia. Le désordre. 2022. Papier photo sur carton 40X40cm

Monte dei Cocci. Le désordre. 2022. Papier photo sur carton 40X40cm

 

Ce projet a été financé par le FRQSC recherche-création et la Faculté des Arts de l’UQAM


Diffusion du projet

 

Ce projet à reçu l’aide financière du FRQSC et de la Faculté des Arts de l’UQAM